Levons le tapis de l’évolution
Ce mot me hante depuis longtemps. Ce mot a suscité des éons de tourment et de fascination. Ce redoutable mot est l’évolution. Comment pourrait-il autant me casser la tête ainsi qu’à de nombreuses personnes curieuses? Discutant de ce sujet, Stephen J. Gould (2000) explique que l’étymologie du mot « évolution » se réconcilie difficilement avec la signification moderne de ce terme. Darwin avait même dédaigné le mot « évolution » dans son livre l’origine des espèces et se contente d’utiliser le mot « évolué » qu’à la toute fin de l’ouvrage à l’intérieur de cette fameuse phrase :
“[…] tandis que cette planète tournait en rond selon les lois établies de la gravité, une infinité de formes regorgeant de beauté et de merveilles, à partir d’un commencement si simple, ont évolué et évoluent encore” (Darwin 1859)
Cette phrase est célèbre entre autres parce que Darwin comprenait la portée philosophique de sa théorie en distinguant l’évolution cosmique et l’évolution biologique. Dans ses pensées, l’évolution cosmique était peu surprenante : elle se déroulait de manière prédictible et directionnelle selon des lois physiques inchangées. En revanche, selon l’image que Darwin nous peint de sa théorie, l’évolution biologique a une prévisibilité limitée, elle est dynamique, génère de la diversité en formes et fonctions tout en étant « aveugle ». En d’autres mots, elle ne peut pas être prédite sur le long terme.
L’évolution biologique est aveugle
Les biologistes entendent, par l’expression évolution biologique, des changements d’une population d’organismes au niveau de leur forme, fonction et comportement entre générations. Autrement dit, ce sont les populations qui changent dans l’espace et le temps au niveau de leur composition génétique. Plusieurs mécanismes expliquent ces changements génétiques, dont cinq principaux.
- les mutations qui sont des modifications du code génétique,
- le mouvement des populations où des organismes partent en voyage avec leur bagage génétique vers d’autres populations,
- l’appariement entre organismes c’est-à-dire le choix du partenaire par exemple sur la base de leur apparence ou de leur localisation,
- la dérive génique qui affecte surtout les petites populations. Par exemple, imaginons une population d’oiseaux d’une dizaine d’individus où certains préfèreraient un plumage rouge et d’autres un plumage orange: si une tornade passe et au hasard élimine tous les individus qui ont une préférence pour le rouge, il y aurait alors dérive génique; et
- la sélection naturelle qui est le seul mécanisme générant des adaptations : c’est la partie « créative » de l’évolution qui a produit des chefs-d’œuvre à couper le souffle!
Bref, à chaque génération, les ancêtres se reproduisent. Leurs progénitures sont à leur image, mais elle est tout de même différente génétiquement : c’est la descendance avec modification. Les cinq grands mécanismes évolutifs permettent de comprendre comment ces différences émergent, perdurent ou disparaissent dans le temps. Il arrive même que, lentement, une accumulation de différences assez grande entre populations provoque l’émergence de nouvelle espèce : c’est la spéciation (Coyne 2010). Même en connaissant ces mécanismes évolutifs, pouvons-nous prédire l’émergence d’une espèce dans 1 million d’années? Pour le moment, non.
Ainsi, l’évolution est difficile à prédire à long terme puisqu’elle est le résultat de facteurs environnementaux et climatiques qui sont eux-mêmes chaotiques (Gleick 2008). Par contre, en regardant l’étymologie du mot « évolution » on apprend qu’il vient du latin evolvere ce qui veut dire « dérouler » (Antidote 11, version 6.1.1 [Logiciel] 2024) comme un tapis qui se déroule. Or, en se basant sur cette étymologie, une personne pourrait penser faussement que l’évolution est une suite d’événements prédictibles et qu’il existe un ordre prédéterminé. On imaginerait un tapis qui a été tissé selon un patron puis enroulé : le déroulement du tapis représenterait cette absurde représentation de l’évolution! En revanche, cette conception de « déroulement » s’accorde plus avec l’évolution du système solaire selon les « lois fixes de la gravité » comme le disait Darwin.
Une vision contemporaine de l’évolution s’articule autour de changements populationnels en réponse à des conditions environnementales locales et actuelles. Dans tous les cas, ces mécanismes sont sans regard aux potentiels besoins futurs d’organismes.
La spéciation du mot « évolution »
Nous sommes confrontés à deux dimensions distinctes entourant le terme évolution divergeant d’un ancêtre commun. Nous devons donc préciser quel type d’évolution nous parlons.
La formation ou l’émergence de nouvelle espèce à partir d’un ancêtre commun est ce que l’on entend par le mot « spéciation ». Parmi les types de spéciation, la spéciation écologique retient particulièrement l’attention de la recherche en biodiversité puisqu’elle fait écho à un ensemble de règles qui permet de déterminer ce qu’est une espèce biologique. L’une de ces règles est l’émergence de barrière à la reproduction. Cela veut dire que pour distinguer des espèces les unes des autres, il suffit d’observer si, dans un même environnement, des organismes peuvent se reproduire entre elles ou d’observer l’état de santé de la progéniture. Prenons les fous comme exemple.
(île Mosquera, Galàpagos).
MOB CC BY 4.0
Les fous à pieds bleus (Sula nebouxii, Figure 1) ne s’accouplent qu’après un rituel dansant : le mâle exécute une parade nuptiale où il présente délicatement et en alternance ses pieds bleu poudre. Il exhibe ses pantoufles en les levant de manière exagérée, mais doucement, vers la femelle (Hernández Dı́az et Salazar Gómez 2020). Et la femelle juge de la qualité du mâle en fonction de la couleur de ses pieds. En effet, il a été démontré que les jeunes de pères aux pieds plus bleus pesaient plus lourd (Velando et al. 2005, 2006). Et être plus lourd pour un bébé, c’est une bonne affaire.
La couleur des pieds est déterminée par la structure de certaines protéines dans leurs pattes (collagène), mais aussi par des pigments qui sont plus ou moins présents selon l’alimentation. Ainsi, les fous à pieds bleus ne se reproduisent pas avec d’autres espèces de fous, ce qui produit une barrière comportementale à la reproduction avec d’autres espèces. Ceci est observable par l’absence d’hybride entre ce fou et les autres espèces de fous (McCarthy 2006). C’est ce qui est nommé l’isolement éthologique ou « par leur comportement »: un mâle fou de Bassan (Morus bassanus) ne connaissant pas la danse préférée d’une fou (folle?) à pieds bleus n’arrivera pas à la séduire. Elle n’est pas intéressée par ce mâle qui a oublié de mettre ses beaux souliers bleus. En plus, peut-être que la femelle n’appréciera pas la manière de donner des coups de bec du mâle fou de Bassan. Ainsi, les femelles aux pattes bleues refuseraient les avances grossières du mâle fou de Bassan et éviterait de se reproduire avec.
Cet exemple de barrière de reproduction pourrait illustrer cette spéciation de fous! Ces deux espèces, le fou à pieds bleus et le fou de Bassan possèdent des différences qui les empêchent de procréer. Pour mieux les différencier, ils ont été nommés Sula nebouxii et Morus bassanus respectivement suivant la nomenclature pour donner un nom aux espèces avec un genre (Sula vs Morus) et une épithète spécifique (nebouxii vs bassanus). C’est Carl von Linné qui a popularisé cette nomenclature binomiale Linéenne. Pas fou. Mais un peu comme ces fous, les mots aussi peuvent changer dans le temps. Il semblerait que le mot « évolution » a connu un événement de spéciation idéologique et demande une épithète pour distinguer ces nouvelles « espèces ». En utilisant le même format de nomenclature Linéenne, les termes évolution cosmique ou évolution biologique semblent appropriées pour établir une distinction claire entre l’héritage étymologique et leur compréhension contemporaine. Ainsi, pour décrire l’étude de l’« évolution biologique », je propose le mot « évologie ». Ce mot établit une cassure avec son ancêtre étymologique, mais garde une sonorité partagée.
L’évologie
Le mot évologie a envahi mon esprit et changé ma vision de l’évolution en creusant jusqu’à ses racines. Essentiellement, l’évologie, ou l’étude de l’évolution biologique, est le domaine d’étude qui cherche à comprendre comment l’information génétique (ou moléculaire) change à travers le temps. Autrement dit, l’évologie s’intéresse aux phénomènes de transformation de l’information qui produit de nouvelles significations distincte ou de nouvelles espèces. Et comme l’a dit Martin Nowak :
Partout où l’information se reproduit, il y a évolution (Nowak 2006)
Si l’écologiste étudie l’écologie, et bien l’« évologiste » s’intéresse à l’« évologie ». Une mutation d’une seule lettre (éco –> évo) qui donne lieu à ce nouveau terme. Je dirais même que nous assistons à l’émergence de domaines hybrides. En anglais, cela s’appelle « évo-éco-dévo » pour faire référence à l’interrelation entre l’évolution, l’écologie et le développement de la vie. Peut-être un jour, nous verrons un nouvel événement de spéciation où un programme d’« évoécologie » ou autre émergera. Peut-être que ce domaine d’étude s’intéressera à comprendre comment nos actions ont des impacts dans l’environnement et qui ont, par le fait même, un effet sur le succès reproducteur (fitness) des organismes qui y vivent?
Dans ce cas, je fais fi de pédantisme étymologique et je me proclame un « évologiste ».